La copie

L’original

Depuis une vingtaine d’années, je reçois des demandes d’expertise chaque semaine. Parfois deux, parfois cinq, parfois pas. Mais je dirais en moyenne une bonne centaine par an. La plupart du temps, quand on s’adresse à moi avec un minimum de formes, je réponds et je donne mon impression première, rapide, sans aucun engagement réciproque, et j’explique bien que mon avis n’a aucune valeur juridique ou financière.

 

Je n’ai jamais demandé un centime pour ces avis, que je veux bienveillants – mais qui sont parfois mal perçus. Je le comprends. On pense ou espère avoir trouvé un trésor, et voilà qu’un type qu’on ne connait pas vous explique qu’on n’a rien trouvé du tout. Je comprends aussi que mes avis ne sont pas pris pour argent comptant et que mes interlocuteurs résistent à mes conclusions. Au fond, ça ne change rien pour moi et le seul véritable juge, dans ces cas, c’est le marché…

 

Il m’est arrivé deux ou trois fois d’avoir un début de doute sur ce qu’on me soumettait, mais ça n’a jamais duré. Pourtant, j’aimerais beaucoup pouvoir participer à la découverte d’un Van Gogh perdu !

 

Avec la fondation de la Van Gogh Academy m’est venue une idée qui pour mettre tout le monde d’accord : à ceux qui me soumettent des œuvres pour expertise, je propose de publier sur notre site un petit article consacré à leur trouvaille. J’y expose les arguments qui motivent mon avis, avec une reproduction de ce qu’ils m’envoient. Libre à chacun, sur cette base, de se faire sa propre opinion.

 

Depuis que je propose cette formule, je n’ai obtenu qu’un seul accord, au sujet d’une toile très intéressante, objet de ce premier article du genre : une copie d’un portrait célèbre, que Van Gogh avait intitulé Le Poète. Il s’agit d’une pièce majeure de l’œuvre de Van Gogh : son premier ciel étoilé et un portrait qui n’en est pas vraiment un. Comme pour La Berceuse ou le Docteur Gachet, le peintre n’a pas cherché à représenter une personne, mais une idée. En l’occurrence, Eugène Boch pose en jouant un rôle : celui d’un poète idéalisé, aux traits fins et nobles, empreint d’humilité, et dont l’esprit s’évade vers l’infini du firmament. J’y reviendrai, mais cette toile montre que Van Gogh est avant toute autre chose un symboliste du réel.

Van Gogh et Eugène Boch

Le Néerlandais avait rencontré Eugène Boch au début du mois de juillet 1888, vraisemblablement durant une de ses excursions du côté de Fontvieille, village pittoresque à quelques kilomètres d’Arles. Il relate sa rencontre avec l’artiste belge dans une lettre à son frère Theo :

 

« Ce Bock reste avec Mc Knight et il travaille fort parait-il. Mais n’ai encore rien vu. C’est un garçon dont l’extérieur me plait beaucoup. Figure en lame de rasoir, yeux verts, avec cela de la distinction. Mc Knight parait très vulgaire à côté de lui. »

Arles, le 9 juillet 1888

 

Le lendemain, encore sous l’impression de cette rencontre, il ajoute :

 

« Ce Bock a un peu la tête d’un gentilhomme flamand du temps des compromis des nobles du temps du Taciturne et de Marnix. Cela ne m’étonnerait pas du tout qu’il fût bon. »

 

Moins de deux mois plus tard, le 3 septembre, Van Gogh a réalisé son portrait, et recommande à Theo de lui réserver le meilleur accueil lors de sa prochaine visite à Paris.

 

« Tu le verras sous peu ce jeune homme à mine Dantesque car il va venir à Paris et en le logeant, si la place est libre, tu feras bien pour lui. Il est bien distingué d’extérieur et il le deviendra je crois dans ses tableaux. Il aime Delacroix et nous avons bien causé de Delacroix hier, justement il connaissait l’esquisse violente de la barque du Christ.

Eh bien, grâce à lui – j’ai enfin une première esquisse de ce tableau que depuis longtemps je rêve – le poète. Il me l’a posé. Sa tête fine au regard vert se détache dans mon portrait sur un ciel étoilé outremer profond, le vêtement est un petit veston jaune, un col de toile écrue, une cravate bigarrée. Il m’a donné deux séances dans une seule journée. »

 

Boch, avec sa mine dantesque, son aspect de gentilhomme flamand, son air distingué sa une tête fine a donc tout pour mener à bien sa mission en posant pour Le Poète. Et remarquons au passage que les titres d’œuvre Van Gogh s’affranchissent la plupart du temps des désirs de leur auteur… nous y reviendrons !

Un tableau perdu ?

Le tableau finira dans la collection du Belge, et y demeurera jusqu’en 1941, quand il est donné à l’État français. Je n’ai pas retrouvé la date à laquelle il a été donné ou vendu à Boch, ni par qui. Était-ce Theo, était-ce sa veuve Johanna ?

Van Gogh décrit le tableau par deux fois dans ses lettres. La première fois, le 3 septembre, le peintre évoque une « esquisse » pour laquelle il a eu droit à deux séances de pose. Un peut donc raisonnablement supposer que l’esquisse devait être bien avancée. La deuxième fois que le tableau est évoqué, le 8 septembre, le propos est plus équivoque :

« Le café de nuit continue le semeur ainsi que la tête du vieux paysan et du poète si j’arrive à faire ce dernier tableau. »

Le tableau n’est donc pas encore achevé le 8 septembre, ce qui est un peu surprenant, Van Gogh n’ayant pas l’habitude de laisser un tableau sur le chevalet pendant quatre ou cinq jours. Mais il faut tenir compte d’un petit interlude dans le cours habituel des choses : à la suite d’un début de conflit avec son logeur, forcément inattendu, il avait passé trois jours et trois nuits à peindre Le Café de nuit. Une fois achevé, et le conflit apaisé, il pouvait reprendre son programme là où il l’avait laissé.

Ce petit flottement a fait dire qu’il y aurait eu deux versions du Poète : une étude et un tableau plus abouti, disparu. Dans ce contexte, l’apparition d’une deuxième version, en 2025, fait sens et la seconde (ou la première) version aurait été trouvée !

Une copie plutôt qu’un faux

Cependant, le tableau réapparu il y a quelques mois comporte une mention au verso, difficilement lisible : « [P] ?] Alexandre / 1903 ». Or le seul « P. Alexandre » contemporain de cette date que je suis arrivé à identifier est un inspecteur honoraire belge, qui n’a pas laissé d’autres traces liées à l’art de la peinture que celle-ci. En 1903, le tableau était vraisemblablement chez Boch – en Belgique, il est vrai, mais hors de portée du public. P. Alexandre aurait-il été en relation avec le modèle du Poète, et impressionné, se serait-il laissé tenter par un exercice de copie ?

Ou bien cette mention n’aurait-elle rien à voir avec la date de la réalisation du tableau, renvoyant plutôt à son acquisition ? La copie daterait-elle alors d’une date antérieure… Ou est-ce une simple erreur ? Impossible de le savoir en l’état de nos connaissances.

En revanche, ce dont je suis assez certain, c’est qu’il ne s’agit pas d’un Van Gogh. Le Néerlandais a pourtant produit des répétitions à plus d’une reprise pour les offrir à ses modèles. Mais il ne s’agissait, dans ces cas-là, pas vraiment de copies. Van Gogh introduisait toujours des variantes, ce qui n’est pas le cas pour la copie du Poète apparu en 2025. Les étoiles sont exactement au même endroit, et un effort est visiblement fait, pas toujours avec succès, pour reproduire les mêmes effets de carnation, de plis des vêtements et de lumière que dans l’original.

 

Mais n’est pas Van Gogh qui veut. Là où le maitre sculpte la matière jusque dans les aplats pour accentuer les mouvements et le volume, le copiste, pourtant doué, se contente d’étaler de la couleur sur la toile. Là où les touches vives et sûres de Van Gogh participent à l’effet de la barbe, de la lumière qui tombe sur la peau, des cheveux sur le front, le copiste pose prudemment de petits coups de brosse appliqués avec soin pour se rapprocher le plus possible de l’original, sans y parvenir. Le dessin n’est pas davantage au rendez-vous, ni même la composition, pourtant assez servilement imitée : la copie est dessinée d’un trait mou, et là où Van Gogh réussit à créer une impression de droiture et d’élévation, le copiste produit un type un peu hagard, légèrement avachi, aux traits tombants. Enfin, la copie a été exécutée avec de la peinture noire pour le ciel, ce qui était précisément ce que l’auteur de l’original voulait éviter.

Tout cela tient à des détails, mais qui constituent, mis bout à bout, un ensemble qui rend l’attribution à Van Gogh tout à fait impossible à mes yeux. Pour autant, il ne s’agit pas d’un faux.

Le faux se caractérise par une intention de tromper, ce qui n’est nullement le cas ici. Le propriétaire s’est manifesté sans aucune prétention à la vérité, et l’histoire de son tableau ne comporte qu’une seule des caractéristiques des faux : la mention ambigüe dans la correspondance, point de départ habituel des escrocs. Mais dans le cas présent, ce n’est pas un argument décisif et la mention au crayon, au verso, facile à gommer, n’aurait jamais été ajoutée par un faussaire ou survécu aux agissements malhonnêtes d’un escroc. Le fait de l’avoir laissé en place témoigne de la scrupuleuse honnêteté du propriétaire, qui peut se féliciter de posséder une belle copie, sans doute ancienne, et un joli mystère.

Wouter van der Veen